26.
Winter appela Halders. Celui-ci venait de se lever et était assis sur la terrasse. Des oiseaux invisibles chantaient dans un ciel où deux avions de chasse étaient en train de tracer une croix à grands coups de pinceau.
— Je vais voir ce que je peux faire, dit Halders.
— Comment ça va ?
— Il fait déjà chaud.
— À part ça ?
— Je t’ai dit que j’allais voir ce que je pouvais faire.
— Bon, bon.
Halders leva les yeux et vit une nouvelle croix. La première avait eu le temps de se dissiper.
— Tu vois, le vieux bougon de Halders est toujours là, dit-il.
— Il y a de l’espoir, alors.
— J’arrive dans une ou deux heures.
— Pendant ce temps-là, on essaie de trouver l’appartement.
— Vous devriez en être capable. J’irai faire un tour par là, ensuite.
Il prit la voie rapide qui longeait le fleuve. La coque blanche des bateaux d’excursion brillait comme des torches, à la surface de l’eau. L’asphalte était presque mou, sous les pneus de la voiture. L’air lui-même avait un parfum étranger. Sur le lecteur de CD de la voiture, Julie Miller était en train de chanter Out in the rain I keep on walking, out in the rain like the broken-hearted do, I could be wrong but that’s where you find me, out in the rain just looking for you. Halders monta le volume et reprit ces paroles tout le long du trajet, sous un soleil qui martelait le toit de la voiture.
*
Lorsqu’il bifurqua au rond-point, le son de la radio explosa brusquement et les têtes se tournèrent vers lui.
Les grands immeubles de Frölunda semblaient vaciller comme des ivrognes, dans cet air ténu. Il se gara devant l’un d’eux, non loin du McDonald.
L’ascenseur ne marchait pas. Il dut donc prendre l’escalier pour monter au sixième. Il y avait des graffiti sur les murs, des lettres tracées sur du béton effrité. Partout des taches, semblables à du sang séché. L’odeur d’urine et de nourriture semblait être restée figée entre les étages. Par les portes fermées, on entendait des enfants pleurer et des adultes crier dans un millier de langues différentes. Il croisa un homme en turban et une femme voilée, puis un autre homme en maillot de corps qui se tapit contre le mur pour le laisser passer. Il lut la démence dans ces yeux-là.
Au cinquième, une porte s’ouvrit et une jeune femme sortit d’un appartement en poussant une grande poussette sur laquelle étaient assis deux enfants qui levèrent les yeux vers lui en silence. La femme appuya sur le bouton de l’ascenseur.
— Il faut bien que j’aille acheter à manger, dit-elle.
Halders monta encore un étage et sonna. La troisième fois, Mattias vint ouvrir.
— Je n’étais pas assez bien pour eux, dit-il une fois qu’ils furent assis sur le canapé, en dessous d’une vaste fenêtre.
Halders hocha la tête.
— Vous comprenez ?
— Oh oui, je peux même dire que je connais ça.
— Vous avez fait la même expérience ?
Halders hocha de nouveau la tête. Il vit le ciel et une reproduction de tableau représentant un champ de tournesols, près de la fenêtre.
— Tu étais là-bas, hier, n’est-ce pas ? demanda-t-il. Ou pas très loin.
— Qui vous a dit ça ?
Halders ne répondit pas.
— C’est ce vieux salaud, hein ?
Halders haussa les épaules.
— Jeanette n’a rien dit, hein ?
— Pourquoi ne la lâches-tu pas, Mattias ?
— Comment ça, lâcher ?
— Tu comprends bien ce que je veux dire.
— Il y a longtemps que j’ai… lâché tout ça.
— Ah bon.
— Vous n’arrêtez pas de revenir à la charge.
— C’est parce qu’il s’est passé quelque chose d’autre.
— Je sais, j’ai lu ça. Mais j’ai d’abord…
Il se tut en voyant la photo du jeune, que Halders lui montrait. C’était un agrandissement de celle qui avait été prise le jour de la fête.
— Tu le reconnais ?
— Non, répondit Mattias au bout de quelques secondes. Qui est-ce ?
— Alors, tu n’as pas entendu parler de ça ?
— Non. De quoi ?
— De ce témoin que nous voudrions entendre mais qui a disparu.
— Ah bon.
— Et on vient de nous dire qu’il habite ici.
— Ici ? répéta Mattias en regardant autour de lui, comme si ce jeune allait soudain surgir dans la pièce.
— Dans les parages.
— C’est plutôt vaste. Cent mille personnes. Cent mille imbéciles.
Halders cita l’adresse.
— C’est de l’autre côté de la Maison de la culture, non ?
Une femme avait ouvert sa porte, à l’étage supérieur, le quatrième.
— Je crois qu’il habite en dessous, avait-elle dit après avoir regardé la photo que lui montrait Winter, la même que celle que Halders était en train de montrer à Mattias, de l’autre côté de la Maison de la culture.
— Vous reconnaissez ce visage ?
— Oui… je crois. En tout cas, j’ai déjà rencontré quelqu’un qui lui ressemble, dans l’escalier.
Ils descendirent.
— Je l’ai vu entrer ici, dit-elle en désignant la porte du milieu.
Une plaque au nom de Svensson était apposée dessus.
Winter appuya sur le bouton de la sonnette mais n’entendit rien. Personne ne vint ouvrir. Il frappa à deux reprises. La femme était toujours là, derrière lui.
— Merci bien, lui dit-il en se retournant vers elle.
Elle eut l’air plutôt déçue.
— Nous ferons de nouveau appel à vous, si le besoin s’en fait sentir, dit Winter.
— Euh… bon, eh bien… dit-elle avant de remonter l’escalier, non sans se retourner une dernière fois.
Winter frappa de nouveau à la porte, sans plus de succès.
— Vous vous êtes intéressés de près au vieux ? demanda Mattias.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Vous en avez parlé à Jeanette ?
— Et toi ?
— Inutile.
Halders ne commenta pas cette réponse.
— Il faut le coffrer, c’est tout, reprit Mattias.
— Pour quelle raison ?
— Prenez-le en filature.
— En filature ?
— Oui, pour voir ce qu’il mijote, au juste.
— C’est ce que tu as fait, toi ?
Winter attendait devant la maison. Il crut voir le bouffeur de bougnouls de la barre d’en face passer devant lui en le regardant d’un œil torve, par-dessus le terrain de jeux. Plus aucun enfant n’y jouait, par cette canicule du milieu de la journée. Les fenêtres étaient ouvertes partout mais cela ne servait à rien. Winter avait très soif et il regarda sa montre.
Il vit Halders traverser le terrain de jeux dans sa direction. Il lui tendit un gobelet de Coca-Cola avec des glaçons.
— Ça vient du McDo, dit-il en buvant le sien.
— Tu me sauves la vie, dit Winter en avalant d’un seul coup la moitié du gobelet.
— Tu exagères, dit Halders en levant les yeux vers les façades des maisons. Tu as trouvé ?
— Une femme croit avoir vu ce garçon entrer dans l’un des appartements du troisième.
— Elle croit ?
Winter haussa les épaules.
— Tu trouves que c’est suffisant ? Après tout, c’est toi qui mènes l’enquête, dit Halders.
Winter se désaltéra à nouveau.
— Oui, dit-il.
— Tu as appelé le gardien ?
— Il arrive, dit Winter en désignant de la tête un homme qui venait vers eux.
L’appartement sentait le renfermé. Si on était capable de déterminer depuis combien de temps, cela simplifierait beaucoup de choses, se dit Winter. Ici, personne n’était venu depuis le 18 juin. C’est alors que les fenêtres avaient été fermées.
— C’est douillet, commenta Halders, quand ils eurent fait le tour de l’appartement, après avoir mis des housses à leurs chaussures.
Dans l’une des deux pièces, la petite, il y avait un lit qui n’avait pas été fait et, dans l’autre, une table solitaire et une sorte de fauteuil. La cuisine, elle, était meublée d’une assez grande table et de deux chaises ordinaires. C’était tout. Pas de bibelots, pas de fleurs, pas de tableaux, rien qui trahît une forme quelconque de personnalité. Pas de rideaux non plus, uniquement des stores baissés.
Dans la salle de bains, il n’y avait rien non plus. Pas de brosse à dents, de dentifrice ni de flacon de shampooing.
— Tu n’emporteras rien là où tu vas, déclara Halders, sur le ton de la citation, en regardant autour de lui et en éveillant un singulier écho dans ces pièces presque vides.
Winter vit la sueur perler sur son front.
— Il va falloir qu’on le trouve, ce Svensson, dit Winter.
— Moi, je suis capable de reconnaître un appartement loué en sixième main quand j’en vois un, dit Halders avec un petit rire sarcastique.
— De toute façon, il faut un bail de première main, dit Winter. Le début de la chaîne.
— Souhaitons-nous bonne chance, conclut Halders.
En sortant, Winter remonta sonner chez la voisine du dessus. Elle eut l’air heureusement surprise de le voir.
Il lui montra une autre photographie et elle hocha la tête à plusieurs reprises.
— Je suis tout à fait sûre, déclara-t-elle.
— Angelika Hansson est venue ici, dit Winter en regagnant la voiture. La voisine l’a vue avec ce jeune.
— Elle n’a pas ses yeux dans sa poche.
— En effet.
— Certaines personnes voient plus de choses qu’on ne le leur demande, commenta Halders.
— Elle me semble digne de foi.
— Dans ce cas, Angelika Hansson est bel et bien venue ici.
Ils étaient debout près de la voiture de Winter. Celui-ci faillit se brûler la main en posant la main sur la carrosserie.
— Ce n’est pas un hasard s’il figurait sur la photo de sa fête. Ils se connaissaient.
— Mais ses parents, eux, ne le connaissaient pas.
— Ça peut s’expliquer de bien des façons.
— Dans un cas pareil ? Alors que nous recherchons l’assassin de leur fille ?
— Il se passe parfois des choses bien étranges, avec les gens, dit Winter en tâtant de nouveau la carrosserie. Qu’est-ce qui est véritablement explicable et dans quelles proportions ?
— On y va, dit Halders. Je monte avec toi. Les collègues de Frölunda ramèneront ma voiture en ville.
Ils empruntèrent le tunnel et longèrent Långedrag. En face, la circulation en direction de la mer était très dense.
— J’ai vendu l’appartement, dit Halders. From now on, ce sera la maison.
Le portable de Winter se mit à sonner, sur son support posé sur le tableau de bord. Il écouta, dit « merci » et raccrocha.
— Il y a bien un bail de première main au nom de Svensson, dit-il. Mais ce n’est pas lui qui occupe l’appartement.
— Où est-ce qu’il habite, alors ? En première main ?
— On attend la suite. Pour l’instant, Sara recherche le sous-locataire.
— Qui pourra nous conduire au sous-sous-locataire.
— On a parfois la chance de tomber sur un nom qu’on connaît.
Ils arrivaient au rond-point situé près du parc.
— Prenons par-là, dit Halders.
Winter se gara à une centaine de mètres et ils traversèrent l’étendue d’herbe. Une légère odeur de fruit leur parvenait du bassin. Plusieurs personnes étaient debout dans celui-ci, de l’eau jusqu’aux cuisses. D’autres cherchaient l’ombre sous les arbres. On ne pouvait pas parler de fraîcheur, mais on y était au moins à l’abri des rayons directs du soleil. Un groupe d’enfants faisait la queue devant un marchand de glaces ambulant.
Le périmètre de sécurité avait été supprimé.
On a l’impression d’être dans un autre temps et que les choses se sont passées il y a des lustres, pensa Winter.
— On peut presque voir jusqu’à l’endroit où Anne Nöjd a été tuée, dit Halders.
Winter regarda dans cette direction, malgré les arbres qui bouchaient la vue. En fait, c’était le même endroit, et on pouvait s’y rendre à pied, à condition de le vouloir et d’avoir un peu le sens de l’orientation.
— Toujours rien à propos de l’enregistrement ? demanda Halders.
Winter secoua la tête en regardant la crevasse. Elle avait l’air très froide, car une obscurité profonde régnait à l’intérieur. Un autre monde.
— Un jour, on le verra traverser cette zone herbeuse et s’arrêter devant ce satané rocher, dit Halders.
Winter ne commenta pas.
— Il sortira la laisse et cherchera autour de lui ce chien qu’il ne possède pas, poursuivit Halders.
Winter ferma les yeux. Halders gardait le silence. Winter entendit de légers bruits en provenance du bassin, comme si quelqu’un agitait les pieds dans l’eau. Si ténu que fût ce bruit, il était synonyme de vie. Winter ouvrit à nouveau les yeux et regarda la crevasse et les arbres qui l’entouraient. C’était un lieu de mort et ce le serait toujours. Il n’aurait pas dû pousser d’herbe, à cet endroit. Ni de feuilles sur les arbres. Uniquement des pierres. Des ténèbres. Il entendit dans sa tête le bruit de l’enregistrement, ce grognement qui éliminait tous les autres sons, plus doux et pleins de vie, qui le cernaient. Il serait là jusqu’à la fin, ce grognement.